samedi, mars 25, 2006

L'album jamais publié de Nara Leão avec Tal Farlow

En 1969, Nara enregistre Coisas do Mundo chez Philips - 765 079. Le soir du 16 août, elle prend un verre à Ipanema avec Roberto Menescal chez Armandinho, un club de la rue Prudente de Morais. Ils croient tous les deux avoir la berlue lorsqu'ils voient entrer, ivres morts, Tal Farlow et sa section rythmique, à savoir le bassiste Jack Six et le batteur Alan Dawson, ce dernier, torse nu et ayant perdu ses chaussures. The World Fastest Guitarist, titubant, portant un costume en alpaga bleu électrique et une chemise ukrainienne orange, met une plombe pour traverser la salle bondée. Les trois américains commandent des zombies twelve et s'effondrent dans les fauteuils de moleskine. Jack Six, hurlant qu'il veut voir un match de football, se relève et demande à Armandinho, dans un portugais approximatif, d'allumer la TV au dessus du bar. Armandinho s'exécute en riant et ne parvient pas à trouver de match, mais seulement des images d'une violence inouïe où l'on voit l'étudiant tchèque Jan Palach s'immoler pour dénoncer l'occupation soviétique en Tchécoslovaquie. Un client se marre et fait mine d'allumer sa cigarette contre l'écran de la TV. Farlow bondit et lui administre une sévère correction. Nara, très émue par les événements de Prague , parlant peu l'anglais, demande à Menescal d'inviter les américains à leur table, ce qu'ils acceptent. Une heure et une dizaine de verres après, Nara et Tal s'éclipsent pour aller marcher le long de l'Avenida Veira Bouto, qui longe la magnifique Plage d'Ipanema, et se parler une bonne partie de la nuit . Puis coucher ensemble. Menescal et les deux musiciens, eux, finiront par se battre pour une vendeuse de cigarettes. Le lendemain, la chanteuse et le guitariste, interviewés en compagnie de Dorival Caymmi à la radio nationale brésilienne promettent publiquement de ne plus se séparer. En fait leur idylle durera trois semaines, laps de temps suffisant pour leur permettre d'enregistrer les 14 titres d'un album, produit par Phillips, qui ne sortira jamais pour cause de différend avec le label de Farlow, Prestige, mais dont les bandes, d'excellente qualité, ont miraculeusement survécu et sont aujourd'hui la propriété d'un collectioneur milanais chez qui l'auteur de ces lignes a passé un week-end à les écouter - religieusement, evidemment - en prenant des notes .

L'enregistrement a eu lieu au studio Ribeirão du nom de l'ancienne centrale électrique de Ribeirão das Lages où il avait été construit dans des locaux désaffectés. Tal accompagne Nara sur des compositions brésiliennes mais aussi des standards arrangés par Roberto Menescal et le flûtiste Danilo Caymmi qui joue également en compagnie de Six, Dawson, et un pianiste quasiment inconnu, Oswaldo Ferreira de Sa. Il leur faudra deux semaines pour achever les enregistrements, le 2 septembre1969, et se séparer. Roberto Menescal: « Nara adorait Tal. Il ne se sont pas quitté d'une semelle pendant deux semaines, et puis un jour, alors que je venais d'arriver avec les nouveaux arrangements qu'elle m'avait demandé , Nara a quitté le studio Ribeirão toute seule et n'y a jamais remis les pieds. Je ne lui ai pas posé de question mais je crois que sa relation avec Farlow était très forte, elle ne pouvait pas continuer sur ce rythme là. Nara était bien plus jeune que lui et Farlow avait une femme là-bas, dans le New-Jersey, Tina Loewe, alors... »


La composition de l'album devait être la suivante et dans l'ordre chronologique des prises : Marcha da Quarta Feira de Cinzas, Noite dos Mascarados, lush life, Berimbau, God bless the child, Vera-Cruz, Autumn in New-York, Stella by Starlight, Quem te Viu, April in Paris, Ladainha, smoke gets in your eyes, The Shadow of your Smile, É doce morrer no mar. Tous les arrangements sont de Caymmi et Menescal sauf celui de Stella by Starlight, somptueux, qui a été écrit en deux heures par Edu Lobo, invité pour l'occasion par Nara. Nara Leao chante divinement sur tous les morceaux, atteignant la grace sur Stella et lush life dans un anglais fragile, mélancolique et insolite, soutenue par Farlow, ici accompagnateur rare et profondément inspiré. Vera-Cruz, suant l'urgence et pris sur un tempo vertigineux, et Autumn in New-York, d'une morbidité inhabituelle, sont des instrumentaux où Caymmi et Tal rivalisent de virtuosité. Enfin, il faut noter la qualité sonore exceptionnelle de ces très nombreuses prises – 12 pour lush life ! – et le, travail de l'ingénieur du son d'origine argentine, Andres Möll.

Le 23 du même mois, Tal enregistrera aux USA un véritable chef d'oeuvre qui marquera son retour aux affaires après une décennie d'absence et dont le titre, The Return of Tal Farlow – Prestige/PR-7732 - n'est pas sans ambiguïté – l'écoute de My Romance en dit long - sachant à présent qu'il ne revenait pas seulement de l'ermitage de Sea Bright, New-Jersey, où il s'était longtemps terré pour échapper à l'épuisante scène newyorkaise.

Tal, à qui on demandait son avis sur la bossa-nova, et particulièrement les disques du tandem Getz-Gilberto, devait déclarer à une célèbre revue spécialisée, le 14 mai 1977 : « Stan est un magnifique musicien, mais je suis d'accord avec ce qui se dit: il ne joue pas bien la bossa-nova. Il est toujours en avant du temps, et vous ne pouvez pas jouer ce truc comme ça, Bud Shank s'en sortait beaucoup mieux [...] et cette fille, Astrud Gilberto, elle n'est absolument pas la meilleure chanteuse au Brésil, la meilleure, c'est Nara Leao. Astrud essaye de chanter comme Nara, mais elle n'y arrive pas, vraiment pas, ce que je veux dire, c'est que Nara est tout simplement merveilleuse, et si vous demandez au gars du coin s'ils connaissent cette fille, la réponse est non, bien sur...même si vous avez de grandes chances d'entendre de la musique brésilienne en ouvrant votre radio, ça n'empêche pas que la moitié des musiciens brésiliens sont inconnus ici. »